-Au moins- m’a crié Joseph en rigolant -que tu aies une main d’orang-outan, tu devras faire un trou plus grand!- Il m’a montré, avec aisance, comment son bras pouvait passer à travers les barreaux de sa fenêtre. Je ne voyais pas très bien son visage, mais je pouvais voir les gestes qu’il faisait avec ses mains qui sortaient de sa cellule, juste devant la mienne.
…Je me suis mis au boulot et c’est vrai qu’il faut au moins deux heures pour couper,
avec un petit morceau d’une scie à métaux,
une des barres,
qui est en fait une sorte de grille quadrangulaire,
composé de barrettes aplaties
qui réduisent notre champ de vision sur les côtés.
Joseph m’a crié à nouveau, pour me montrer qu’il pouvait faire entrer l’eau de pluie dans sa cellule, et il le faisait très gracieusement, en sortant simplement son bras par la fenêtre et en attrapant les gouttes avec la paume de sa main. L’eau s’accumulait par inertie entre ses phalanges comme entre les cicatrices de son extrémité, qui devait avoir de nombreuses histoires à raconter,
– Jette-le, jette-le, jette-le –
et il l’a jetée à l’intérieur, sur ses murs, sur son couvre-lit, sa table, sa petite télévision, sur ces dessins et sur les gribouillages sur des papiers qui se froissaient en absorbant l’eau…
Pour ma part, j’ai continué à couper et couper, avec le bout des doigts engourdis, un autre grille. Après quelques heures de plus, nous avons oublié le déjeuner ou n’avons même pas entendu les surveillants l’annoncer. Joseph était soit possédé, soit simplement transporté par sa tâche. Je l’ai vu tourner sur ses pieds, tordre son corps, se contorsionner d’une manière malsaine. Mais peut-être que c’est juste que je l’enviais parce qu’il bougeait comme s’il était ailleurs, dans un meilleur endroit. Ce matin-là, peut-être nous étions les personnes les plus libres du monde avec nos tâches de découpage et de danse.
…il y a une étrange lumière ambrée qui provoque de longues ombres et des figures anguleuses derrière les papiers posés sur le sol et adossés aux murs. On y voit des silhouettes, des empreintes et des sortes de visages qui ressemblent soudain à la crête d’un animal, comme celui qui a émergé de l’horizon courbe de la mer Méditerranée. Ce sont des corps fourchus tels que ceux que nous avons laissés derrière nous à Casablanca. Mais ni ce ciel, ni sa couleur finale, ni notre Harraga de mon Maroc natal où je ne connais aucune famille, ne représentent le dernier jour, peut-être celui-ci apparait-il plutôt comme le premier jour du reste de notre vie.
En fin d’après-midi, la pluie s’est arrêtée. Joseph semblait avoir disparu. Je l’imaginais allongé sur son lit ou sur le sol, comme d’habitude. J’ai tenté ma chance et pour les trois barres que j’avais coupées, j’ai réussi au moins à faire passer mes doigts. Lorsqu’il s’est remis à pleuvoir, cette fois moins fort mais de façon régulière, j’ai repris des forces pour couper une dernière barre afin de faire un petit carré. Joseph s’est levé et m’a simplement regardé, ou bien il a regardé par la fenêtre, le regard vide et grimaçant, en bougeant la mâchoire d’un côté et en levant le sourcil de l’autre. Il a seulement cligné des yeux quand il a entendu le petit carré d’acier tomber dehors. Le bruit était presque aigu, mais sec, comme celui d’une pièce de monnaie tombant dans une fontaine moisie, car la cour, bien que faite de ciment, était gorgée d’eau et pleine d’ordures. Enfin, j’ai pu sortir ma main, puis mon avant-bras et même mon épaule. Alors que les dernières gouttes de cette pluie rouge tombaient, j’ai pensé à mon cours de géographie, ils nous avaient parlé du phénomène “le Sirocco” qui fait pleuvoir le sable du Sahara et traverse la France à cette époque de l’année.
Je n’ai pas pu jeter l’eau comme Joseph l’a fait dans sa cellule, car ce n’est qu’un dernier coup de pluie que j’ai reçu sur mon bras. Je me suis séché, comme un chat se frotte à un coin, l’épaule contre le mur, en faisant un demi-cercle et en avançant un peu. Une trace de l’humidité est restée sur la paroi, comme si un fantôme était passé dans la pièce et avait fait une sorte de tache qui continuait à se déplacer. Le lendemain, elle était toujours là, la couleur ambrée, non plus dans la lumière mais dans l’empreinte fantomatique. En effet, lorsque je l’ai regardé de près, il y avait de très petits points orange, comme si une dune transparente du désert était apparue dans ma cellule. Et j’ai imaginé celle de Joseph, il a dû faire apparaître toute l’Afrique autour de lui.